Première partie : La révolution.



Premier épisode : Le Bleu d'Arkhangelsk



Le bleu d'Arkhangelsk - Genèse de l'ouximer
Le bleu d'Arkhangelsk - Genèse de l'ouximer

Lorsque mon dernier ancêtre chat naquit à Arkhangelsk, tout le monde s'émerveilla : c'était un Bleu Russe si bleu que le ciel prolongeait sa fourrure de lumière. Ses yeux étaient si verts que la mer s'y mirait. Il fut nommé Vassili par son maître qui traitait son espèce mieux que l'ensemble de ses serfs. Car les chats sont précieux pour préserver le grain de la voracité des souris, ils font une toilette qui ne dépense pas de savon et ne se plaignent qu'en charmant, alors que les serfs ne sont jamais contents de leur état, plus sales et plus moches. Personne ne pouvait en vouloir au boyard d'ignorer que l'esclavage avait été aboli dans d'autres pays, il ne prenait jamais de vacances. 
Sauf le jour où il se rendit à Saint-Pétersbourg chez un sien cousin. Ceci scella le destin de Vassili et des Ouximer. Car le cousin était gardien du musée de l'Ermitage en compagnie des chats. Les sous-sols abritaient en effet une véritable cohorte de ces félins dont la chasse sauvegardait les œuvres magnifiques d'artistes russes et français. 
Cette année-là, une grippe asiatique ayant diminué le cheptel, les rongeurs se développaient d'autant. Le boyard, qui écoulait ses céréales grâce à son cousin, exprima sa reconnaissance en lui offrant Vassili. 
Ce fut une période difficile pour mon ancêtre qui avait toujours vécu à la campagne, choyé par la femme du boyard, et se retrouvait en compagnie de chats des caves citadins, cultivés et cyniques, n'exprimant que mépris à son égard… et quelque jalousie par rapport au bleu exceptionnel de sa robe. Cette dernière se ternit à vue d'œil à cause du manque de lumière et de son peu d'aptitude à la chasse. Puis il rencontra le vieux Youssouf et son quotidien s'améliora. Youssouf était un chat persan dont la sagesse inspirait le respect. Il enseigna la patience à Vassili, lui apprit toutes les nuits les arcanes de l'art et l'emmena sur les toits pendant le jour, si bien que la lumière et la chasse aux pigeons firent à nouveau luire son poil.

Un jour qu'il déambulait avec mélancolie sous les tableaux de Kerestchagine, il vit une très jeune fille devant une terrible scène de guerre où soldats et chevaux à l'agonie baignaient dans une mare de sang. Il la trouva parfaitement jolie pour un humain et s'assit pour la regarder. Aussi, elle exhalait un si délicieux parfum mi-rose, mi-poisson, qu'il ne pouvait en détacher le nez. Elle sortait en effet de table où elle venait de dévorer à pleine louche une assiette de caviar, ce que sa mère réprouvait, non en ce qui concernait le caviar, mais les bonnes manières que sa fille bravait avec effronterie. 
Pour attirer l'attention de l'exquise créature, Vassili émit un léger miaulement, ce genre de petite plainte douce dont il avait le secret et qui faisait merveille jadis auprès de la femme du boyard. 

 

- Mia…
La jeune fille tourna la tête et ce fut le coup de foudre réciproque. Son coeur s'accéléra, son regard resta rivé aux magnifiques yeux verts et elle faillit défaillir tant l'émotion la saisit. Jamais elle n'avait éprouvé cela face à un garçon de son âge – tous des gamins ignares qui ne pensaient qu'à préparer l'académie d'état major Nicolas – et ce sentiment nouveau la plongea dans les délices du bonheur inoffensif d'aimer qu'aucune règle n'interdit. Ni la religion, ni le rang, ni la chasteté, ni l'ennui de devoir échanger des propos inintéressants pendants des heures devant une tasse de thé.
Elle tendit la main pour caresser la tête de mon ancêtre et le pacte fut scellé. 


Ainsi Vassili s'établit-il au palais où la princesse Zinaïda vivait avec ses parents, cousins des Romanov. 

Je l'écris avec un soupçon de fierté, car cette histoire prestigieuse n'est pas donnée à tous les chats et, bien que la famille Romanov se termine si mal et qu'on en parle à peine dans les dictionnaires, les oligarques cherchent toujours à reproduire les fastes des princes sans tenir compte de l'expérience de leurs malheureux prédécesseurs. Les dirigeants des partis politiques de tous poils souffrent d'amnésie lorsqu'il s'agit des tourments du peuple et de ses emportements.