2 - La Kollontaï


Dans la grosse berline qui cahotait sur la piste, il y avait trois voyageurs : le chauffeur, avec une gueule patibulaire de moujik reconverti, un type maigre portant besicles et une dame élégante dans un manteau de mouton doré, les mains frileusement blotties dans un manchon. Sur sa jolie tête aux traits durs, était fiché un bonnet d'astrakan, vous savez, cette peau de fœtus d'agneau si douce…

- Regarde Igor, s'exclama-t-elle, un Bleu d'Arkhangelsk ! Arrête la voiture camarade chauffeur !

Il freina in extremis.

- Je suis allergique aux chats, grogna Igor.

- Ce sont des maladies petites bourgeoises, camarade. Tu t'imagines que je vais laisser sur le chemin un animal qui protège les tableaux de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg !

Et elle ouvrit la portière. Les deux vagabonds bondirent sans l'ombre d'une hésitation.

 

À l'intérieur, dans l'habitacle confortable aux parois molletonnées, champagne et caviar trônaient sur une tablette.

- Que t'importe les tableaux du Palais d'Hiver, camarade Kollontaï ? Ils ne représentent que les affameurs du peuple.

- Peut-être, mais ils sont aussi devenus la propriété du peuple et je ne crache pas sur les objets de tractation avec les pays capitalistes. Tu n'as pas oublié que nous allons négocier  à Zurich avec les camarades de l'internationale ouvrière ? Ils ont besoin de financement.

- Certes, camarade commissaire.

L'automobile reprit sa route.

- Alors ferme ta gueule et arrête de m'appeler commissaire. Ce n'est pas parce que j'ai refusé de coucher avec toi qu'il faut faire ta mauvaise tête pendant tout le trajet. Les femmes aussi ont été libérées par la révolution. Et à la prochaine étape change de fringues, tu as l'air d'un bolchevik.

- C'est ce que je suis, dit sobrement l'autre, tout le monde n'a pas eu l'honneur de commencer menchevik comme toi, camarade…

- Tais-toi, sombre crétin, on n'a pas fait un voyage si long pour se faire fusiller. Mettre une tenue de bourgeois ne t'enlèvera pas tes convictions si elles sont sincères. Tu as vraiment de la chance d'avoir eu un père majordome du mien, sinon je ne serais pas si indulgente avec toi. Veux-tu encore un peu de caviar ?

Elle en donna une grande cuillerée à Zinaïda qui ronronnait comme une turbine.

- Non merci, c'est la nourriture des affameurs du peuple.

- Imbécile ! Ça vient de ma maison de famille. Tu ne crois tout de même pas que j'allais distribuer ces choses au peuple, pour lui inculquer des goûts de luxe ?

- Tu devrais faire attention à ce que tu dis, le chauffeur nous entend.

- Tu as vu sa gueule de traître ? chuchota-t-elle. Si tu n'étais pas une mauviette d'intellectuel incapable de descendre la malle du toit, je lui aurais déjà tiré une balle dans la tête.

- Tiens, en parlant de lui, qu'est devenu ton père le général de l'armée impériale, camarade Alexandra Mikhaïlovna, je te prie ? demanda Igor d'une voix fielleuse.

- Fusillé ou exilé en Sibérie comme les autres membres de ma famille, répondit-elle avec une réelle indifférence. Aïe ! Cette saloperie de chatte m'a griffée !

- Elle est aussi féroce que toi, dit Igor en acceptant une coupe de champagne.

- Tu as raison, nasdravie tovaritch !

- Tu as entendu ? miaula Zinaïda. Cette horrible femme a trahi les siens !

- Oui, répondit Vassili. Mais nous avons intérêt à rester dans son palais roulant car sinon nous mourrons dans la forêt ou sur une ligne de front.

- Tiens, je croyais qu'il y avait toujours une musaraigne…

- Je privilégie le caviar, dit-il en se rendormant.

 

Cette très charmante personne qui les avait pris en berline-stop était Alexandra Mikhaïlovna Kollontaï, dite Alexandra-La-Rouge, la toute nouvelle commissaire du peuple du gouvernement bolchevik en mission internationale d'évangélisation révolutionnaire.