6 - Abel Gelernter prend le train


Abel Gelernter se réveilla avant l'aurore. Il n'aurait manqué son train pour rien au monde, même pas pour cette extraordinaire créature avec laquelle il venait de passer la nuit. Jamais il n'oublierait leur rencontre, pour des raisons diverses, opposées où se mêlaient volupté et horreur, où son admiration pour l'intelligence et la beauté d'Alexandra la Rouge, était entravée par les apparitions fulgurantes des bolcheviks dont il avait fui la vindicte meurtrière.

C'est pourquoi il fila à l'anglaise, si l'on peut dire, et prit un cab pour se rendre à la gare.

- Réveille-toi, marmotte ! avait miaulé Zinaïda en catimini.

Et voilà nos deux chats lancés à la poursuite de leur nouveau mentor qui ne s'en aperçut pas immédiatement.

Ils ne purent résister à lui apparaître lorsque l'odeur du lait chaud envahit les compartiments et qu'il gagna le wagon restaurant pour assouvir un appétit conséquent, apanage du jeune mâle après une nuit de volupté.

Il attaquait un gâteau à la crème lorsqu'un miaulement impératif lui fit lever la tête. En face, la chatte blanche de Kollontaï lui intimait un ordre très précis auquel il obtempéra en appelant le garçon. Que faisaient là ces animaux ? Le train avait quitté Zurich depuis belle lurette, il était hors de question de les rendre à leur propriétaire. Comme il les trouvait magnifiques et qu'il était encore tout imprégné de sa nuit, il décida de les garder, cela lui ferait un souvenir de cette aventure inouïe.

Une neige abondante obligeait le train à rouler au ralenti, si bien que les nappes empesées des tables semblaient un prolongement du paysage illuminé par un soleil radieux. Les gens les saluaient joyeusement au passage dans un ambiance propice à l'exaltation et aux rêves.

Zinaïda en oubliait de boire son lait. Les chalets recouverts de neige lui rappelaient les datchas des moujiks de sa famille, lorsqu'ils rejoignaient la résidence d'hiver, à l'époque de la Saint-Nicolas.

Elle croyait entendre les grelots du traîneau et sentir le parfum des oranges, ces merveilleux fruits exotiques que les enfants recevaient pour les fêtes. Ce monde existait toujours quelque part, elle en était certaine. Lorsqu'elle aurait retrouvé ses parents, ils s'y rendraient de concert, effaçant le cauchemar de ces derniers mois.

Abel ressentait un grand bonheur à l'idée de partir en Palestine. Là-bas, une divine Sara ou Hannah l'attendait, ils construiraient ensemble une maison blanche dans un pays où les Juifs étaient chez eux, où personne ne viendrait le leur contester. Il se dit que des olives…ou des oranges… enfin quelque chose à faire pousser, il n'y connaissait rien mais rencontrerait un autochtone qui le lui apprendrait…et puis il écrirait des livres en regardant le soir tomber sur Jérusalem.